Assurer une représentativité politique en continue : distribuer et équilibrer

19 % des ministres nommés depuis l’indépendance sont des Négro-mauritaniens. 81 % des nommés sont des Maures, si l’on associe les Beydhân – au sens de maures libres – et les harâtîn. Il apparaît, d’un point de vue statistique et qualitatif, que les nominations négro-mauritaniennes correspondent majoritairement à un impératif de représentation communautaire.

Il s’agit d’opérer un équilibrage communautaire, un dosage régional : promouvoir des Haalpulaar’en, distribuer des postes aux Soninkés, donner à voir la région du Gorgol ou du Guidimakha…. Le pouvoir est partagé, en respectant, plus ou moins depuis 50 ans, une distribution qui assure aux Négro-mauritaniens une représentativité comprise entre 15 % à 23 % selon les périodes (nous y reviendrons).

Dans le cadre de ce dosage, une arithmétique apparaît clairement : celle de la répartition des portefeuilles. Si, de l’indépendance à 2011, les portefeuilles attribués aux Négro-mauritaniens semblent variés et couvrent, de prime abord, une large palette de responsabilités (Intérieur, Santé et Affaires sociales, Équipement, Finances, Commerce, Développement rural, Planification, Travail, Industrie, Justice, Éducation nationale, Pêche, Justice, Artisanat, Énergie, secrétaire du gouvernement, Habitat, Urbanisme ; soit plus d’une vingtaine de portefeuilles de nature différente), un regard plus aiguisé laisse apparaître que, derrière la diversité des ministères occupés, les attributions sont beaucoup plus circonscrites : ainsi, il est à noter que ce sont souvent les mêmes portefeuilles qui, de 1957 à 2011, ont été accordés aux Négro-mauritaniens avec en tête le Développement rural, puis l’Équipement, ensuite la Santé et les Affaires sociales, l’Intérieur et l’Industrie.

Cependant, ce podium doit être nuancé à l’aune de pratiques présidentielles différentes : si l’Intérieur a été très souvent accordé, il l’a été à l’époque de Daddah, Saleck, Bouceif et Haidallah ; à son arrivée au pouvoir en 1984, Ould Taya a mis fin à cette tradition de représentativité pour préférer, quant à lui, opérer un transfert assez significatif sur les postes de secrétaire au gouvernement, à la fin des années 1990. Il reste donc que, dans l’ordre, l’Équipement, l’Agriculture, l’Industrie et les Affaires sociales sont des portefeuilles quasi considérés comme des portefeuilles « négro-mauritaniens ». Portefeuilles qu’ils doivent fréquemment se partager avec les femmes et les Harratins. Les responsabilités visibles et les portefeuilles de prestige (Affaires étrangères, Défense, Information, par exemple) ne leur sont pas distribués, ou alors en de rares occasions. De même, nous y reviendrons, leur est-il fait parfois « cadeau », avec parcimonie, de postes « récompenses », à savoir des postes extrêmement lucratifs (pêche, pétrole, par exemple).

Ce podium doit ensuite être réexaminé en distinguant les groupes sociaux : entre Soninkés et Haalpulaar’en, la ventilation par ministère répond à des mécanismes assez bien huilés. En effet, l’intérieur et les postes de secrétaire du gouvernement reviennent systématiquement à des Haalpulaar’en, de même que les Affaires sociales leur sont plus largement distribués qu’aux Soninkés qui, eux, sont pressentis plus régulièrement à l’Agriculture, aux Finances et au Travail. Quant aux ministères plus « juteux », quand ils ont été attribués à des Négro-mauritaniens, ils semblent avoir été répartis à tour de rôle, entre les deux communautés.

Notons enfin que les « nominations » de Négro-mauritaniens, qu’ils soient Soninkés ou Haalpulaar’en, respectent assez scrupuleusement, avec quelques exceptions notables les hiérarchies traditionnelles. Les représentants de l’aristocratie traditionnelle accaparent la majorité des mandats : il s’agit des Tiunkalemu [les « seigneurs de la terre »] et des Moodi [marabout] chez les Soninkés et des Torodo [marabout] chez les Haalpulaar’en. Ainsi, par exemple, sur 20 ministres soninkés depuis l’indépendance, deux seulement sont originaires de groupes sociaux considérés comme subalternes : Timéra Boubou (d’une ancienne famille d’esclave, ministre sous Ould Taya) et Bakari Daffa (famille de forgerons, ministre sous Haidallah). Chez les Haalpulaar’en, on compte plus d’une quarantaine de Torodo, alors que l’on ne dénombre qu’un griot (Seck Mam Diack, ministre sous Saleck) et un descendant d’anciens esclaves (Yall Zakaria, ministre sous Ould Cheikh Abdallah). Les protagonistes interrogés à ce sujet abondent dans ce sens : « Les anciennes classes aristocratiques ont toujours une certaine avance sur les autres […] jusqu’à maintenant. Quand on regarde un ministre, on pense toujours à ses origines sociales, savoir de qui il est né […] » explique un ancien homme politique soninké qui continue en faisant référence, cette fois, à sa propre famille : « dans notre communauté, le pouvoir, nous le conservons, jusqu’à maintenant ». Ce discours fait écho à ceux recueillis auprès du personnel politique Pulaar : .« J’ai deux personnalités : je suis démocrate, je suis contre l’esclavage, mais il se peut qu’en visite au village, je me laisse masser les pieds ; il se peut qu’un homme libre vienne me demander de l’argent et que je le lui donne ; il se peut, si je laisse mon boubou sur une porte, quelque part, que quelqu’un vienne et prenne dans les poches ce dont il a besoin. Quand je dis aux anciens esclaves de ma famille que je veux vendre mes terres, ils discutent […]. Mais quand on constitue un gouvernement, on regarde le classement hiérarchique des uns et des autres […]. Nous [les Haalpulaar’en] sommes très conservateurs ». Un ancien ministre.

Au sein de cette aristocratie traditionnelle, il est de « tradition » de nommer des hommes (parfois des femmes) de famille éminemment politique. Des familles qui ont toujours participé aux divers gouvernements : les cas les plus flagrants sont à relever chez les Maures mais aussi chez les Soninkés. Dès lors, les liens de famille entre anciens et nouveaux ministres des divers gouvernements depuis l’indépendance sont assez importants : de nombreux ministres ont ainsi un père, un frère, voire même deux frères, qui ont occupé de telles fonctions. Dans la communauté Soninké, ce phénomène est très visible, compte tenu de leur faible nombre et de la fréquence régulière de ces nominations « de parenté », sur ces 50 dernières années.

Ainsi, par exemple, le premier Soninké nommé ministre en 1968, Gandéga Samba, est le père de Gandéga Silly, ministre pendant la transition du CMJD, soit plus d’une trentaine d’années plus tard. Diagana Sidi Mohamed, ministre sous Daddah est le père de Diagana Moussa, ministre nommé quinze ans plus tard par le président Taya. Soumaré Oumar, successivement ministre sous Saleck, Bouceif, Haidallah et Taya est le frère d’Assane, lui-même ministre sous Haidallah. Silmane Soumaré, ministre sous Haidallah, est l’oncle germain du côté maternel des deux frères et Diaramouna Soumaré, ministre sous Daddah, un cousin au premier degré. Relevons de plus, que Gaye Soumaré, frère
d’Assane et d’Oumar, a lui-même été, de la présidence de Daddah à celle de Taya, successivement préfet, gouverneur, chef de cabinet, maire, ambassadeur et sénateur des mauritaniens de l’étranger : « Les Soumaré, les ministres, les députés, nous sommes tous de la même famille » témoigne l’un d’entre eux.

« Ma faveur fait ta gloire et ton pouvoir en vient. Elle seule t’élève et seule te soutient » (Corneille, Cinna Acte V, scène 1.)

Ces nécessaires dosages « communautaires » et « régionaux » dans lesquels les hiérarchies traditionnelles jouent, dans la majorité des cas, toujours un rôle non négligeable, s’articulent ensuite à d’autres logiques, comme le souligne très nettement le témoignage de cet ancien ministre haalpulaar : « J’ai été ministre par calcul politicien : ils avaient besoin d’un faire-valoir noir, et, en plus, je suis diplômé, intello et issu d’une famille aristocratique ! ».

Ces logiques politiciennes varient en fonction des pratiques présidentielles. Si, comme nous l’avons déjà précisé, chacun des chefs d’État successifs a maintenu la proportion dans la répartition maure/négro-mauritaniennes autour de 80 % pour les premiers et 20 % pour les seconds, il convient de mettre en avant, d’une part, que des variations sont à constater (cf. le graphique 2) et que, surtout, chaque Président a mis en place ses propres logiques politiciennes de recrutement. Logiques de recrutement qui impactent et expliquent, selon les cas, les légères variations de la représentativité négro-mauritanienne dans les gouvernements successifs.

Mokhtar Ould Daddah a établi un taux de représentativité négro-mauritaniennes et s’y est conformé pendant 20 ans. Il a largement favorisé les grandes familles aristocratiques, chez les négro-mauritaniens comme chez les Maures pour ménager les susceptibilités. Mais son choix des ministres, soumis à la logique du respect des hiérarchies traditionnelles – respect attendu par tous –, répond également à sa volonté de promouvoir des intellectuels ou, tout du moins, des hommes formés à l’administration et capables d’occuper les postes de cadres. Ainsi, pour soutenir les premiers pas de la Mauritanie indépendante, Daddah a certes choisi des collaborateurs négro-mauritaniens aux fins de donner l’image d’une Mauritanie unie dans ses différences communautaires, mais il a aussi cherché à s’entourer de compétences. Il a nommé « de bons cadres », c’est-à-dire dans les années 1960, des hommes issus de l’administration coloniale dans laquelle les négro-mauritaniens étaient nombreux. Puis, dans les années 1970, il s’est tourné vers les premiers technocrates – plus majoritairement maures.

De 1978 à 1984, comme en témoigne le graphique 2, avec la succession de coups d’État, les Négro-mauritaniens atteignent leur pic de représentativité. Il semble que cette forte présence s’explique par le choix des successifs chefs d’État (Salek/Bouceif/Haidallah/Taya) de nommer des militaires au gouvernement, des hommes qui les ont soutenus lors des coups d’État, autrement dit des compagnons d’armes. À titre d’exemple, de 1978 à 1984, en quatre années – sous les présidences de Saleck, Bouceif et Haidallah – 19 négro-mauritaniens ont occupé des fonctions ministérielles, soit autant que sous Daddah de 1957 à 1978. Sous Taya, de 1984 à 1992, en 8 ans, 14 négro-mauritaniens ont été nommés ministres, alors que de 1992 à 2005, soit en plus de 13 ans, il en a été nommé exactement le même nombre.

De même, les toutes premières années de Taya sont marquées par une forte représentativité négro-mauritanienne au gouvernement qui prend fin conjointement aux événements de 1989 et à la suite de la démocratisation des années 1990 qui nécessite la mise en place d’un autre mode de gouverner. Petit à petit, se construit un mode de contrôle et d’équilibre « à la Taya » articulé autour des nécessaires dosages communautaires, mais aussi aux dosages régionaux et tribaux eux-mêmes liés à sa volonté d’être un « faiseur d’hommes » et de « fabriquer » ses propres collaborateurs. Aux impératifs de la représentation négro-mauritaniens stricto sensu se surimposent alors de nouvelles logiques politiciennes

Taya joue avec les communautés haalpulaar et soninké, comme il joue d’ailleurs avec la communauté maure : il favorise les nominations de récompense et de fidélisation d’une cour. D’un autre côté, il veille en permanence à contrôler les forces en ascension et à malmener les groupes/familles qui gagnent en puissance. Il cherche, tel un marionnettiste, à créer ses propres personnages et, de fait, à décider pour eux de leur pouvoir, de leur prestige et de leur trajectoire. Le personnel gouvernemental navigue alors entre fastes et traversées du désert.

Cette fidélisation est très nette au début des années 1990 durant lesquelles Taya doit s’entourer de proches négro-mauritaniens qui le soutiennent à travers les turpides nationales et internationales soulevées par les événements retentissants de 1989 et les aventureux positionnements pro-irakiens pendant la première guerre du Golfe. Certains recevront des portefeuilles juteux pour avoir défendu la loi d’amnistie des militaires; d’autres seront nommés pour récompenser leur dédramatisation des événements et leur rôle d’intermédiaire entre le pouvoir et les opposants négro-mauritaniens. Ces hommes, qui ont accédé à des fonctions locales et nationales jusqu’à la présidence du sénat – responsabilité politique connotée « négro-mauritanienne –, sont surnommés les Zoulous, pour la première génération, et les VF (les diplômés « Venus de France ») pour la seconde :

« Les Zoulous […] les noirs de Taya, ils sont là pour montrer à tous, ici comme ailleurs, que Taya n’est pas raciste […] et qu’il n’a rien à voir avec les événements »« Celui-là, il est payé pour faire rentrer et calmer les exilés, ceux qui s’opposent. Il leur propose de rentrer, de les acheter pour mieux les soumettre. C’est pour ça qu’il est nommé, pour faire gagner de l’audience haalpulaar à Taya, et ça, ça rapporte ». « Celui là, il a vendu ses parents. Il a été nommé ».( Extraits d’entretiens réalisés auprès de responsables de partis politiques ou de personnel politique ) « Il a bien arrangé Taya et Taya l’a bien arrangé : directeur de la BCM, directeur du port de Nouadhibou, ministre de la pêche […] Des terrains… Les noirs sont dans le système mais ce sont des coquilles vides, des gens qui ont bouffé les miettes qu’on leur a jetées et qu’ils ont pris par opportunisme ».

Mais si le mouvement de balancier de Taya cherche à promouvoir, il vise également à contrecarrer certains personnages ou groupes qui gagnent en puissance ou en notoriété. Il est question de rappeler à certaines personnalités que leur pouvoir ne tient qu’à un fil, celui du marionnettiste. Taya agite le « couperet du destin ». Ainsi, si le pouvoir présidentiel agit pour créer ses vassaux, il peut aussi choisir de les déclasser :

« […] casser des hommes trop influents et pas assez fidèles […], humilier une grande famille, c’est ça, la quincaillerie politique Taya […] il aimait à casser les bonnes familles, et à leur place, il mettait ses hommes, les couvrait de cadeaux. Mettre des « inférieurs » pour emmerder les gens […] Ensuite ces gars lui doivent tout ». (Un ancien ministre maure »)

Arithmétique observée tant dans le système de nomination des ministres maures, Haalpulaar’en  que soninkés, comme en témoigne, par exemple, ces politiciens :

« Quand je suis rentré [après de longues études en France et un début de carrière à l’étranger], j’ai chômé pendant 8 mois, j’aurais pu être utile au ministère de l’éducation nationale mais j’avais beaucoup d’ennemis, les nationalistes arabes. J’ai commencé ma carrière politique sous Haidallah. J’ai ensuite travaillé dans les relations internationales au MAE […]. Ce sont des postes assimilés à ceux d’ambassadeur. En 1990, Taya m’a débarqué, il pensait que j’étais proche des FLAM. Il pensait que, comme j’étais en rapport avec tous les pays occidentaux et que je parlais du passif humanitaire. Il ne pouvait pas me faire confiance Donc, il m’a mis au placard, j’ai dégringolé sur un poste peu prestigieux. Et puis ensuite, j’ai été encore été déclassé en 1992, j’ai été envoyé comme ambassadeur en Roumanie, c’était une promotion/sanction. Ils se sont débarrassés de moi, et ça m’a arrangé, je n’étais pas à l’aise pour servir ce régime. On ne pouvait pas me débarquer totalement, j’avais des relations avec des gens importants des Nations Unies […]. Ensuite, toujours pareil, j’ai été envoyé en Russie, des lieux où l’on ne parle pas de la Mauritanie et de ce qui s’y est passé. On était sûr que je n’y ferai pas de vague… En 2000, je redeviens ministre, des Transports, c’est un calcul, je suis noir […]. J’ai été jeté au bout de 6 mois… J’ai eu ma retraite anticipée avec beaucoup d’égard, j’ai même eu des courbettes. En 2006, je me suis engagé en campagne pour Haidallah, j’étais déjà derrière lui en 1984 ». Un ancien ministre haalpulaar.

« En 1996, pour les élections législatives, le PRDS [le parti présidentiel] avait choisi pour la Moughataa de Sélibabi [ville au bord du fleuve Sénégal] son propre candidat, pour nous [la famille de notre interlocuteur] contrer. C’était un candidat Pulaar, Kane Yayha, et nous ne pouvions pas aller contre ce choix ; alors, pour trouver une parade, on a promu un autre candidat, une femme, Malado Coulibaly […] C’était la veuve d’un ancien politicien, elle est issue de la classe servile […]. On voulait montrer au pouvoir que les gens nous soutiendraient quand même, que les masses seraient derrière nous, même avec une candidate hors norme ! ». Politicien soninké d’une famille « dans le sérail » depuis 50 ans ».

Cette année-là, Malado Coulibaly est élue contre Kane Yahya, alors député depuis plus de trente ans contrecarrant ainsi les velléités du marionnettiste. Malgré cette insolente victoire, cette famille, par le poids qu’elle représente et ses capacités clientélistes, est revenue très rapidement dans les bonnes grâces présidentielles.

La machine politique mauritanienne qui s’est forgée petit à petit depuis l’indépendance et peaufinée par Taya est bien rôdée. Aziz n’y échappe pas et, dans les soubresauts actuels de la contestation négro-mauritanienne, il doit opérer sur le même mode : fidéliser et rendre visible ; promouvoir ses hommes. Mais les négro-mauritaniens au gouvernement, ceux qui ont été placés sous les projecteurs, ceux que l’on reçoit en délégation à la présidence et avec qui l’on multiplie les promesses amicales ne sont pas les négro-mauritaniens de la rue. De ce fait, on pourrait penser aujourd’hui que ces vieilles formes politiciennes d’arrangements pourraient s’essouffler puisque négro-mauritaniens « nominés » et négro-mauritaniens lambda en colère ne forment pas un groupe solidaire.

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