L’arabisation du système scolaire
Avant même la proclamation de l’indépendance du pays se pose déjà, au sujet de l’école, l’épineuse question du choix de la langue d’enseignement. La langue française ou la langue arabe ? Dès 1959, une première réforme, un « réajustement », accorde légèrement plus d’importance à l’enseignement en langue arabe en revoyant les volumes horaires à la hausse : 10 heures hebdomadaires au lieu de 6, par exemple, en cours préparatoire (pour 23 heures de français)34. Les premiers mécontentements s’élèvent de part et d’autre : pas assez pour les Maures et déjà trop pour les négro-mauritaniens. En 1964, il est décidé que les notes obtenues en cours d’arabe seront comptabilisables dans les moyennes générales, épreuve inévitable pour prétendre au niveau supérieur. Nouveaux mécontentements. En janvier 1965, le gouvernement rend obligatoire l’étude de l’arabe dans l’enseignement secondaire et s’attend à une rentrée scolaire musclée. En effet, le 4 janvier, dans la capitale et à Rosso, des élèves haal-pulaar’en, soninkés et wolofs se mettent en grève et ignorent l’injonction du ministre de l’Éducation nationale à se remettre au travail. Deux jours plus tard, les élèves de Kaédi à leur tour déclarent la grève. Ce même jour, un manifeste dit des « 19 », signés par 19 hauts fonctionnaires négro-mauritaniens, stipule soutenir les étudiants dans leur lutte car : « le bilinguisme n’est qu’une supercherie permettant d’écarter les citoyens noirs de toutes les affaires de l’État » (Extrait du « Manifeste des 19 »). Le surlendemain, une trentaine de fonctionnaires se rallie à la décision des « 19 » et au mécontentement des lycéens de Rosso, Nouakchott et Kaédi. Le lycée d’Ayoun entre alors dans la danse. Face à l’ampleur du mouvement, le président Ould Daddah se fait menaçant envers ces grévistes considérés comme nuisibles pour « l’unité nationale ». Mais le mois suivant, des émeutes éclatent. Négro-mauritaniens contre Maures. Officiellement six Mauritaniens y laissent la vie35. Cependant la lancée arabisante n’est pas pour autant suspendue et, quelques mois plus tard, il est décidé « l’adjonction obligatoire pour tous les élèves d’une année d’initiation à l’arabe (CIA) : l’enseignement primaire – rebaptisé enseignement fondamental – voit sa durée portée de 6 à 7 années »36 avec 1/3 des cours en arabe et 1/3 des cours en français. L’arabisation progressive de l’école et de l’administration est en route. Le bilinguisme est en sursis.
- 37 . C’est ainsi que C. Taine Cheikh (1995) qualifie la réforme de 1973 dans une analyse comparative a (…)
26En 1973, une nouvelle décision est prise : les deux premières années fondamentales seront effectuées en arabe ; le français est désormais considéré comme une langue étrangère dont l’enseignement – avec un volume horaire important pour permettre de suivre un cursus bilingue – débute dès la troisième année fondamentale. L’application de cette réforme « néo-coloniale »37 se heurtera et mourra avec la guerre du Sahara, qui débute en 1975, et le coup d’État du 10 Juillet 1978 qui met fin à la présidence de Mokhtar Ould Daddah.
27À la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’arabisation est une fois encore renforcée : la réforme de 1978 limite la place du français à 5 heures par semaine dès le fondamental. L’année suivante est crée l’Institut supérieur d’études et de recherches islamiques dont le but consiste à former des magistrats, des professeurs d’instructions civiques et religieuses et des prédicateurs. Les prétendants à cette école doivent être des diplômés arabisants. Si parallèlement la section bilingue demeure maintenue, elle subit tout de même des aménagements qui témoignent d’une volonté d’arabisation : les coefficients « Instruction religieuse morale et citoyenne (IRMC) » et « langue arabe » pour les concours sont revus à la hausse. Cette section est d’ailleurs en sursis puisqu’il est prévu de la remplacer par une filière en langue nationale. L’expérimentation – fort controversée – de cette nouvelle voie débutera en 1982 et prendra fin trois ans plus tard.
- 38 . A. Candalot (2005, p. 4)
28Ainsi, durant les années 1990, la place du français dans l’enseignement s’amenuise ; en 1999, cinquième et dernier mouvement pendulaire, le Président Taya décide d’une réorganisation et instaure le « français comme langue scientifique » et « l’arabe comme langue littéraire »38. Avec les réformes politico-linguitiques successives imposant une arabisation progressive et la « mauritanisation » du baccalauréat, le public scolaire français et francophone se retrouve mis à l’écart du système éducatif mauritanien : les professeurs de français (exerçant au « Lycée national » ou à l’école 5 dite « École du marché ») ne sont plus d’aucune utilité ; quant aux élèves français et francophones, ils n’ont, pour ainsi dire, « plus d’école » du fait des réformes qui avancent année par année, niveau par niveau, pour atteindre peu à peu les classes de terminales.
- 39 . « Mauritanie : des étudiants protestent contre l’hégémonie de la langue arabe », RFI, 26 mars 201 (…)
29En 2011, se sont ouverts de nouveaux états généraux de l’éducation. La question du bilinguisme instaurée en 1999 y sera centrale compte tenu d’une part, de la très forte baisse des niveaux des élèves dans les filières tant francophones qu’arabophones et des récents heurts entre la police et des étudiants négro-mauritaniens de l’université, qui, en 2010 ont réagi avec force aux propos – du premier ministre et de la ministre de la Culture – qui ont scandé la nécessité du « tout arabisé » : « le plus grand défi de la langue arabe est la propagation des langues locales et dialectes qui lui suppléent »39.
30Tout près de Bakel, sur le fleuve Sénégal, le 9 avril 1989, une querelle – classique – s’engage entre éleveurs peuls et agriculteurs soninkés. Les premiers sont Mauritaniens. Les seconds Sénégalais. L’incident dégénère. La garde nationale intervient. Un Sénégalais trouve la mort. Les violences en cascade s’enchaînent des deux côtés de la frontière. Une centaine de morts dans les deux pays. Des emprisonnements. Des tortures. Un exode de plusieurs milliers de personnes.
- 40 . Propos recueilli en novembre 2007 (Lesourd C.).
« J’ai enseigné pendant 10 ans. Comme la plupart des noirs de ce pays, nous sommes des enseignants, des militaires, des petits fonctionnaires qui attendent la retraite. On prend les petites choses que Dieu nous donne. On est des fatalistes et on a pas su prendre de risque. Dès l’indépendance, on avait notre petite enveloppe de fonctionnaires, alors que les Maures, eux, se sont lancés dans la bataille économique avec l’aide de l’État. Moi j’ai essayé. Pas par courage mais parce qu’avec mon revenu d’enseignant, on ne vivait pas. Je savais qu’il n’y aurait pas d’avenir pour mes enfants. Donc, en 1984, je me lance. J’importe des légumes d’Espagne et de Hollande. Et j’achète un petit supermarché, le supermarché Salam. Qui devient le Supermarché Balass. Je n’ai pas eu de problème pour le prêt [300 millions d’ouguiyas, soit aujourd’hui 8000 euros] car, à l’époque, j’ai bénéficié des circonstances : Dieng Boubou Farba [Haalpulaar, comme notre interlocuteur] était gouverneur de la BCM [Banque centrale de Mauritanie]. Je n’ai donc pas eu de refus […]. Chez moi, le consul de France et les expatriés venaient faire leur course. C’était moderne, propre. Ils m’ont d’ailleurs mis en partenariat avec des sociétés françaises […]. En Mauritanie, les Libanais n’ont pas percé comme ailleurs, comme au Sénégal par exemple. Les Chinois n’y arriveront pas beaucoup non plus. Ici, le commerce c’est pour les Maures […] Alors moi… À la fin des années 1980, j’étais l’homme à abattre. C’était l’occasion de me casser, le système m’en voulait, car j’étais un exemple de réussite chez les noirs en Mauritanie […]. Je suis mauritanien, mais en 1989, c’était : “Balass est sénégalais, détruisez- le”. Le 24 avril, à 8 heures du matin, ils ont cassé la porte de mon magasin et ont tout pillé sous escorte de la police ! Plus de 200 millions d’ouguiyas [aujourd’hui 5 000 euros] de marchandises perdues en une journée. 762 000 francs de matériel saccagé […] La bonne façon de ne nous couper l’herbe sous le pied et nous détruire pour longtemps ! Deux autres entrepreneurs, plus petits, des armateurs ont été violentés, leurs pirogues ont été saccagées […] J’ai été coulé […] »40.
- 41 . (Beydane ou Baydhân : les Maures) M. Frésia, Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal. Une anthropolo (…)
- 42 . À savoir les Maures blancs (baydhân) et les descendants d’esclaves affranchis (harâtîn)
31De 1989 à 1991, le gouvernement de Taya expulse au Sénégal des dizaines de milliers de ses citoyens, principalement haalpulaar’en et « élimine ainsi une opposition militante (les fonctionnaires), et libère des terres convoitées sur les bords du fleuve au profit des grandes familles baydhans (maures) et des Harâtîn (anciens captifs des Baydhâns)41 ». Jusqu’en 1992, les deux pays ferment leurs frontières et suspendent leurs relations diplomatiques. Les événements dits de « 1989 » aggravent les questions de nationalité entre les deux composantes de la population mauritanienne : d’un côté les Maures (les Baydhân et les Harâtîn42), d’origine arabo-berbère. De l’autre, les négro-mauritaniens.
À chaque problème, une solution ?
32Si les politiques linguistiques favorisent largement l’arabisation du système scolaire, des aménagements maladroits et peu efficaces ont toutefois été mis en place pour finalement maintenir le français à l’école. Comme nous l’avons démontré, le calme a été maintenu, à coups de divers arbitrages ménageant la chèvre et le chou – mais pas les élèves qu’ils soient francophones ou arabophones. À chaque problème, une solution. Cependant la dualité ne s’en est sans doute trouvée que renforcée davantage.
- 43 . Entretien avec Edouard O’Dwyer, HCR, Nouakchott, février 2008 (A. Antil)
- 44 . Sol en dur avec quatre piquets en fer qui soutiennent un toit en dur, entretien avec Manon Rivièr (…)
- 45 . Cf. « Mauritanie : Retour au pays de plus de 10 000 réfugiés mauritaniens », Les Afriques, Paris, (…)
- 46 . À qui appartiennent les terres aujourd’hui ? Aux Négro-mauritaniens qui ont été expulsés ? Ou à c (…)
33À la chute du Président Taya, presque 20 ans après les faits, le dossier des événements de 1989 a été exhumé. Là encore, il a été question de trouver un arrangement, une solution de réconciliation et de travailler à reconstruire l’unité nationale. La question des réfugiés, que le régime de transition d’Ely Ould Mohamed Vall (2005-2007) a refusé d’aborder, est l’une des priorités de la présidence de Sidi Ould Cheikh Abdallahi au grand dam des nationalistes arabes. L’année 2007 est celle de la mise en place des structures et du recensement. Le premier convoi de réfugiés est organisé en janvier 2008. Hormis les autorités, trois institutions encadrent ces retours. Le HCR (Haut Comité aux Réfugiés) accompagne les réfugiés depuis leur camp au Sénégal en assurant leur hébergement et leur transport jusqu’à leur lieu de résidence définitive en Mauritanie43. Il met également à leur disposition de l’eau potable, des ustensiles de cuisine, des tentes et des couvertures. Le Programme alimentaire mondial (PAM) fournit quant à lui des produits alimentaires (riz, huile, légumes, sucre, lait, etc.) pour 90 jours, en deux tranches. Enfin, l’Agence nationale pour l’accueil et l’insertion des réfugiés (ANAIR) se charge de fournir deux vaches à chaque famille et se charge de mettre en place des stocks de céréales au profit de chaque localité abritant des réfugiés. Elle prodigue également des soins médicaux. Dans un premier temps, les rapatriés se sont vus confier des tentes qui ont été assez rapidement remplacées par des hangars44. Au total, 3 798 réfugiés mauritaniens ont été rapatriés du Sénégal en 16 contingents entre le 29 janvier et le début du mois de juin 2008. Le rythme du retour fut plus lent que prévu, car le président s’était engagé au retour de tous ceux qui avaient fait une demande (24 000 personnes) en 12 mois. Le putsch ne remettra d’ailleurs pas en cause le processus. C’était d’ailleurs l’un des engagements de Mohamed Ould Abdel Aziz : au mois de mai 2009, le HCR indiquait que 10 000 réfugiés45 étaient rentrés. Le rapatriement, au total, a concerné 24 000 personnes. Malgré tout, les déceptions du côté des rapatriés demeurent vives : beaucoup regrettent les promesses non tenues (indemnisations, réintégration dans la fonction publique) et les problèmes que le gouvernement préfère maintenir à distance, comme l’épineux dossier de la récupération des terres46 ou encore la reconnaissance aujourd’hui de la mauritanité des Mauritaniens qui se sont réfugiés au Mali en 1989.
34Dossier évidemment connexe au précédent, la question de la mise en place d’une commission nationale chargée d’étudier le « passif humanitaire » du régime de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya. En décembre 2007, sous Sidi Ould Cheikh Abdallah, un collectif d’ONG mauritaniennes dont le Forum national des organisations des droits humains (FONADH) et le Collectif des victimes de la répression (COVIRE) propose la création d’une commission d’enquête indépendante chargée de faire la lumière sur le « passif humanitaire » en Mauritanie.
35À sa suite, Ould Abdel Aziz multiplie les actions en ce sens. Le Président a également publiquement reconnu les exécutions extrajudiciaires et les expulsions commises sous Taya à l’encontre des négro-mauritaniens. Il met en place une indemnisation pour les veuves des militaires noirs « disparus » au cours des années de braise. En 2009, lors d’une prière à Kaédi, il s’adresse aux familles et affirme comprendre leur peine et qualifie les événements passés de « barbarie ».
36De même, confronté au collectif TPNM et à ses revendications concernant l’enrôlement, Abdel Aziz s’essaie à des conciliations. Même s’il refuse de stopper le processus en cours, il multiplie les interventions publiques à ce sujet et explique que, pour chaque Mauritanien, blanc ou noir, il est difficile de produire les documents nécessaires, que le processus est long et fastidieux mais qu’il en va, avant tout, de la sécurité de chacun. Il tente de rassurer la communauté négro-mauritanienne et multiplie les gestes en sa direction : il demande au gouvernement de préparer plusieurs amendements constitutionnels portant, en vrac, sur l’unité nationale et la valorisation des langues nationales (pulaar, wolof, soninké).
37Mais, les agitations sociales causées par l’enrôlement ont réveillé un malaise bien plus profond et remettent au premier plan la dualité de la Mauritanie. Si ces dernières années sont marquées par une recrudescence de tentatives et de démonstration de bonne volonté pour construire l’unité, la déception négro-mauritanienne reste vive comme en témoigne les nombreuses manifestations en 2011. Parce qu’au-delà des arrangements, au-delà des réparations, au-delà des avancées, ce que réclament aujourd’hui les membres de TPNM, soutenus par de nombreux jeunes négro-mauritaniens, c’est bel et bien une autre existence politique et économique :.
38« Ce pays compte huit banques privées, toutes appartiennent à une seule communauté [les Maures blancs, NDLR]. Sur 13 gouverneurs, seuls 3 sont noirs. On compte 1 ministre noir sur 5. Sur 44 ambassadeurs ou consuls, 5 sont noirs. Sur 95 députés, 15 sont noirs… » déclare le porte parole de TPNM à la presse
39Or, la présence des négro-mauritaniens dans les sphères du pouvoir répond à une orchestration toute cousue d’arrangements, une fois encore. Une orchestration sur mesure, selon les présidents en place. Une orchestration dont on peut se demander si elle peut/veut répondre aux velléités de changements formulées par les jeunes négro-mauritaniens de la rue, ceux « venus de nulle part ».
Les arrangements politiques d’une Mauritanie unie
40Dès l’indépendance, la construction d’une Mauritanie unie dans l’Islam fait figure de parade idéale pour donner à voir l’image d’une jeune nation partagée entre deux communautés dont les différences s’effacent derrière la religion.
- 48 . Terme dérivé d’une expression clé (« remauritaniser ») inventée et utilisée, dans un souci identi (…)
41Dans son objectif de « remauritanisation »48, Mokhtar Ould Daddah, le « Père de la nation » a veillé symboliquement à ce que chacun soit représenté dans les sphères du pouvoir. Ainsi, les gouvernements composés étaient déclarés refléter la composition sociale mauritanienne conformément au recensement de 1966 soit 20 % de ministres négro-mauritaniens et 80 % de baydhân. Les proportionnalités, malgré les différentes contestations et violences successives, n’ont pas évolué à ce jour.